Le Mythe de Sisyphe

Le Mythe de Sisyphe


2024年4月17日发(作者:高端手机品牌)

ALBERT CAMUS, Le Mythe de Sisyphe.

Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but

est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur

d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des

pierres est déjà pierre luimême. Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le

tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient

aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants,

où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son

destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à

chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa

vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares

moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît

toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La

clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de

destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce

mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au

début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se

fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme : c'est la victoire du rocher,

c'est le rocher luimême. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent

d'être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il

sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le

seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraîche d'une jeune fille. Une parole démesurée

retentit alors : " Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font

juger que tout est bien. " L'Œdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la

formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l'héroïsme moderne.

On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur. " Eh ! quoi,

par des voies si é ? " Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de

la même terre. Ils sont inséparables. L'erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la

découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur. " Je

juge que tout est bien ", dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l'univers farouche

et limité de l'homme. Elle enseigne que tout n'est pas, n'a pas été épuisé. Elle chasse de ce

monde un dieu qui y était entré avec l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du

destin une affaire d'homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De

même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans

l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent.

Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix

de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit.

L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse. S'il y a un destin personnel, il n'y a

point de destinée supérieure ou du moins il n'en est qu'une dont il juge qu'elle est fatale et

méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. A cet instant subtil où l'homme se

retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien

qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort.

Ainsi, persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui

sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe

enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est

bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de

cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde.

La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe

heureux.

Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942


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